DOULEUR ET INTENSITE

ROMAIN GENARD

Un homme enroule un linge autour de son visage puis y met feu. Une lumière vive, sans autre source que ce portrait en combustion, émane du noir, éblouit le spectateur et aveugle celui qui, victime de son propre geste, peut hurler pour quelques secondes encore. Mais les secondes durent, et durent encore. Elles contorsionnent un visage qui, son existence durant, prendra la forme même de la douleur, dans une intensité que Johan Van Mullem veut la contraction du temps de la vie et des forces qui la traversent, entre invocation d’un Au-delà et menace du néant.

Nombreux sont les peintres qui, au sein de la tradition picturale, ont évoqué ces forces antagonistes et mis en scène leur opposition dans le monde des vivants. Parmi ceux-là, c’est peut-être avec Le Caravage que l’œuvre de Johan Van Mullem entre le plus directement en résonnance: en regardant les portraits de l’artiste belge, nous viennent à l’esprit les têtes décapitées du peintre italien, la juxtaposition tranchante, presque éblouissante, entre ombre et lumière que le natif de Milan avait poussée à un tel extrême qu’il allait donner naissance au Ténébrisme. Mais si l’utilisation du clair-obscur avait une portée évidemment symbolique, elle n’évoquait qu’une opposition de fait, donnée et comme immobile, une lutte acharnée entre deux forces hermétiques l’une à l’autre. La Lumière divine, venue de l’extérieur du cadre, ne se mélangeait pas aux Ténèbres enfouies dans l’arrière-plan.

Chez Johan Van Mullem le mouvement est en quelque sorte inversé: la lumière veut sortir du tableau. Le mouvement ne présuppose plus un cadre plus grand (figuré par une lumière extérieure, divine) mais l’appelle de ses vœux. Dans L’Image- mouvement, Gilles Deleuze dit du hors-champs qu’il revêt « un aspect absolu par lequel le système clos (qui correspond au cadre) s’ouvre au tout de l’Univers, qui n’est plus un ensemble et n’est pas de l’ordre du visible. [...] Le hors-champs témoigne alors d’une présence plus inquiétante, dont on ne peut même pas dire qu’elle existe mais plutôt qu’elle « insiste » ou « subsiste », un Ailleurs plus radical, hors de l’espace et du temps homogènes ». Les hommes qui s’immolent dans le noir crient, consument leurs voix de toutes leurs forces vers n’importe où. Ces sons émis vers l’inconnu hurlent l’intensité du désespoir et le désespoir de cette force vive: l’existence

Johan Van Mullem use des mouvements erratiques et puissants de son pinceau. L’ombre et la lumière, cessants d’être hermétiques et statiques, deviennent des forces contraires qui s’affrontent dans un espace distordu par leur rencontre. La lumière émane, le noir aspire. L’artiste place ses tableaux au milieu du champ de bataille, à l’endroit exact où ils pourront devenir un réceptacle apte à capter la force dégagée par leur rencontre. C’est sur les traits cabossés de l’être humain que Johan Van Mullem figure l’intensité de leur lutte, évoquant d’autres portraits distordus, ceux de Francis Bacon peignant Michel Leiris ou lui-même, visages-réceptacles et visages-contractions, entravés par des mouvements impossibles.

Chez Francis Bacon, la distorsion naît d’une impossible concordance entre l’immobilité du tableau et le mouvement que le peintre a déjà donné à la figure qu'i peint.

Johann Van Mullem nous donne lui aussi à voir les distorsions que créent les contractions impossibles: celles qui réunissent l’ombre et la lumière, le désespoir et la paradoxale vitalité de ce désespoir, ou celles qui expriment les forces retorses d’une existence entière concentrée en quelques traits puissamment dessinés. Sur les toiles, des visages épouvantés par la contraction du temps se débattent comme des chevaux fous pour échapper à leur propre représentation.

Johan Van Mullem peint l’intensité. La lumière pure, qui surgit parfois à la faveur d’un coup de pinceau est une lumière Idéale, entendue comme réunion de tout le spectre lumineux. Une source douloureuse et aveuglante, dont l’absolu révèle en creux la finitude de l’expérience humaine, la faiblesse de ces diffractions de lumière appréhendables par l’oeil et que l’on appelle couleurs. C’est cette intensité qui doit ouvrir à l’artiste le chemin de l’Essence. La lumière est alors à nouveau invocation douloureuse et rêve d’un univers vu comme un lieu où ce halo cesserait d’être la pointe acérée qui blesse l’œil humain pour exister de manière diffuse et se confondre avec la matière même. Dans certains tableaux, la figure humaine disparaît presque, et avec elle la douleur de l’absolu inatteignable. Ne reste que l’abstraction. On pense alors aux magnifiques plans aperçus dans le film « The tree of life » de Terrence Malick, images d’un monde qui précédait la genèse de l’Univers et la « malédiction de l’individuation », selon les termes de Nietzsche.

C’est par l’intensité même que perce peut-être, chez le peintre belge, l’espoir. Car si la tension est signe de contradiction et de douleur existentielle, elle n’en reste pas moins l’expression de ce cou qui, sous les visages cabossés de Johan Van Mullem et de Francis Bacon, résiste. Le peintre irlandais notait d’ailleurs: « Il est fréquent que la tension soit complètement changée rien que de la façon dont va un coup de pinceau. Il engendre une forme autre que la forme que vous êtes en train de faire, voilà pourquoi les tableaux seront toujours des échecs soumis au hasard et à la chance, à l’accident, à l’inconscient. Il s’agit alors de l’accepter ou de le refuser. Une nouvelle vérité, insoutenable, surgit : nous sommes libres ». L’homme découvre la liberté et son corollaire, la solitude. Francis Bacon ajoutait : « Je crois que l’homme aujourd’hui réalise qu’il est un accident, que son existence est futile et qu’il a à jouer un jeu insensé ». En pointant l’accident, le peintre signale la vie et sa force de résistance.

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